Joseph Marie Zambo Belinga “Les fiefs électoraux sont fabriq

[ Yaoundé - Cameroun ] ( 28/07/2005) Nouvelle--Expression

Enseignant au département de sociologie de l’université de Yaoundé I, il vient de soutenir une thèse d’Etat intitulée : “Les élections au Cameroun : contribution à l’explication du vote dans les localités dites acquises au Rdpc et au Sdf ”. Le sociologue pose un regard critique sur le processus électoral au Cameroun.


Vous soutenez la négation du vote ethnique et des fiefs acquis au Rdpc et au Sdf. Quels sont vos arguments ?
La conceptualisation du vote qui s’est construite à partir du schéma des fiefs du Rdpc et du Sdf appréhendait l’acte de voter comme fondamentalement marqué du sceau des particularismes ethniques, régionaux, voire linguistiques. En d’autres termes, les suffrages qu’expriment les électeurs au cours d’une élection reflèteraient fidèlement la configuration socio- ethnique et socio- linguistique de leur localité d’origine. A partir de l’origine ethnique ou linguistique d’un votant, il serait aisé de prédire, avec plus ou moins d’exactitude, son choix. C’est cette réalité que certains ont qualifiée de “ vote communautaire ”, lequel conduirait à l’avènement de “ micro pays partisans ”. Cette conceptualisation du vote qui contraste avec les témoignages des acteurs du terrain a suscité en nous les interrogations fondatrices de ce travail.

Les thèses encensant le vote supposé ethnique fournissent-elles une totale intelligibilité des comportements électoraux des populations dont elles prétendent expliquer les raisons qui sous tendraient leurs choix politiques ?. Sont elles productrices de l’unique schéma d’explication et de saisie de ceux- ci ?

La notion de fief ethnique (entendue comme espace politique définitivement acquis à un leader politique et/ou à son parti du seul fait de son appartenance audit espace), qui en est le socle, est-elle opératoire en toute circonstance, c’est-à-dire résiste-t-elle toujours aux fluctuations imposées par les contextes électoraux ? Les votes obtenus dans les localités considérées comme fief d’un parti ou de son leader sont-ils profondément la matérialisation de choix libres effectués par les électeurs ne subissant aucune pression ou au contraire, ne sont ils pas davantage que des votes orientés ou dirigés, donc subissant la pression des strates sociales privilégiées qui, par cette attitude, ont à cœur d’arrimer les résultats officiels des consultations électorales dans leur localité à la configuration des fiefs qu’ils ont définis ?

En construisant leur démonstration sur les seuls résultats officiels des consultations électorales, résultats auxquels elles accordent, à notre avis, beaucoup trop de crédit, les hypothèses du vote ethnique ne sont-elles autre chose qu’une tentative d’habilitation par la science politique du versant officiel du discours sur le vote au Cameroun ? Ne sont elles pas qu’un essai de formalisation et de systématisation des opinions, donc des préjugés en cours dans la société camerounaise au sujet des comportements électoraux ?


Ces interrogations formulées, notre argumentation se construit autour de deux piliers : Les votes obtenus par un parti politique et/ ou son candidat dans les localités supposées être ses fiefs reflètent davantage l’option électorale des acteurs privilégiés de la région qui, de ce fait, se présentent comme des sortes de grands électeurs, se situant au-dessus des citoyens ordinaires et qui impriment une orientation en dernière instance au scrutin, indépendamment des choix initialement effectués par les électeurs de la base. Les fiefs sont donc fabriqués par les élites. Eu égard à la pluralité des mobiles et facteurs qui motivent la décision électorale, d’une part, et à la variété des influences qui s’exercent sur celles-ci, d’autre part, la saisie de l’intelligibilité des comportements électoraux des électeurs de l’ère dite de la démocratie au Cameroun passe par la prise en compte d’autres modèles d’explication du vote. Dans leurs différentes scénographies, les comportements qui se construisent et se produisent autour de l’objet élection transcendent fondamentalement les barrières de “ la solidarité mécanique ” où semble les enfermer de façon irrémédiable l’analyse actuelle et met en évidence le poids des déterminants historiques, sociaux et économiques dans l’_expression réelle des suffrages des électeurs des localités dites fief d’un parti ou de son candidat..

Quels sont les principaux points d’intérêt de ce travail ?
Trois points saillants ressortent de la recherche que nous avons effectuée. Le premier qui s’appesantit sur le phénomène d’opacité de la démocratie telle qu’elle est produite dans la société politique nationale par les acteurs politiques locaux privilégiés, d’une part, et reproduite sur la scène électorale aussi bien par ceux-ci que par d’autres acteurs relais, d’autre part, nous a conduit à établir, au delà des discours prophétiques portant sur la démocratie et produits par les mêmes acteurs sans distinction de pole politique, une profonde connexité des convictions et vues de ceux du pouvoir et de l’opposition en ce qui concerne une certaine volonté de prendre en otage le processus de démocratisation initié au cours de la décennie 1990. l’identification et la fréquentation des pistes et repères du phénomène de l’opacité dans les pratiques électorales nationales de l’ère dite de la démocratie à laquelle nous nous sommes attelé dans la seconde partie de notre recherche nous a en effet conduit à l’observation qu’il s’agit d’une technologie à laquelle n’hésitent pas à recourir la majorité des strates politiques privilégiées dans leurs diverses composantes aux fins d’une construction arbitraire de la victoire électorale de l’entreprise politique qu’elles défendent. Compte tenu de son enracinement dans la sphère électorale dont la capacité à l’invention de ses producteurs facilite l’avènement, elle est l’un des sites qu’il est impératif de prendre en compte dans toute entreprise de prospection de l’explication des comportements électoraux qui veut se départir des visions hâtives, produites par la sociologie spontanée au Cameroun. Parce qu’elle procède, d’une part, par infantilisation de l’électeur ordinaire à qui elle retranche soit arbitrairement, soit autoritairement la parcelle de souveraineté qui est la sienne et dont le principe de la démocratie libérale attend qu’il en fasse un usage adéquat et, d’autre part, construit une sorte de caste rédhibitoire à tous et qui s’affirme, élection après élection, comme grands électeurs fabriquant la victoire du candidat et/ ou du parti politique qu’ils supportent dans les localités déclarées unilatéralement leurs, l’opacité électorale est source de production d’explications schématiques et caricaturales de la construction du vote.
Mais, l’opacité électorale est loin d’être la singularité des sociétés politiques du Sud en général et celle du Cameroun en particulier. Se fondant sur ce constat, le second point sur lequel s’est appesantie notre recherche a consisté à rechercher, dans d’autres aires culturelle et politique, les traces ou indicateurs de la scénographie de ce phénomène et, corollairement, à inscrire sa lecture dans une perspective transversale. En revisitant le contenu des travaux portant sur les scrutins politiques français des dix-neuvième et vingtième siècles pour y rechercher l’_expression de pratiques électorales relevant de l’opacité et produites par les acteurs politiques de l’époque, leurs relais ainsi que les électeurs ordinaires influencés par les deux premiers groupes, afin de comparer lesdites pratiques avec celles recensées dans la société politique du Cameroun de l’ère du pluralisme politique (des scrutins fondateurs de 1992 à ceux de juin 2002), nous sommes parvenu à mettre en évidence de nombreuses similitudes dans la production des pratiques de l’opacité en situation électorale par les deux sociétés politiques. L’autre site à partir duquel l’observation des points de convergence qu’affichent les scrutins politiques français des deux derniers siècles avec ceux du Cameroun de l’ère de la démocratie a été possible est la déviance électorale. Celle-ci a été appréhendée à travers le phénomène de la violence électorale sous ses diverses modalités que sont celles physique (bagarres, échauffourées, rixes etc.), verbale (insultes, éclats de voix etc.) et symbolique (marches publiques, blocus des voies publiques, manifestations de protestation devant le domicile d’un leader politique, sit- in). La confrontation des itinéraires d’_expression de ces formes de violence tels qu’ils sont produits en situation électorale dans chacune de ces deux aires politiques, a permis non seulement d’établir l’existence d’une réelle proximité des pratiques identifiées mais aussi et surtout de retrouver leur fondement dans la socialité ordinaire. La violence électorale produite dans ces deux aires politiques est en effet le prolongement de la violence sociale ordinaire de laquelle elle emprunte formes d’_expression et instruments utilisés. Le troisième point a consisté à porter un nouveau regard sur l’analyse du comportement électoral au Cameroun depuis l’avènement de la démocratie. Deux préoccupations imbriquées en ont constitué le fil d’Ariane. Dans un premier moment et en investiguant sur les deux principales formations politiques du pays, nous nous sommes intéressé aux partis politiques, singulièrement à leur audience réelle dans les localités qui, depuis la ré instauration d’un pluralisme politique officiel, sont présentées comme terrain conquis et acquis de façon définitive par chacune de ces deux formations politiques. Nos investigations portant sur le niveau d’enracinement réel du Rdpc et du Sdf dans les localités dites fief à travers l’examen du militantisme des populations de la base nous ont conduits à une autre réalité : le non enracinement de ces partis dans leurs fiefs déclarés, c’est-à-dire la non- croyance en ces entreprises politiques, par les populations des espaces territoriaux attribués politiquement à chacun de ces partis. Dès lors, la saisie du sens profond des suffrages engrangés par ces partis dans ces espaces au cours de scrutins mérite d’être sériée. Pour les deux partis, ces suffrages sont d’abord la résultante d’un processus permanent d’orientation des votes qui a fortement cours dans ces espaces et qui est orchestré par des minorités plus ou moins acquises à chacun de ces partis politiques. Dans le cas du parti au pouvoir, ils sont aussi des gestes de reconnaissance à de rares élites (considérées comme de “ dignes fils du terroir ”) bénéficiant d’une réelle audience au sein de leur localité d’origine parce que pourvoyant aux demandes exprimées par celle-ci. Dans le cas du Sdf par contre, outre ceux engrangés au travers du processus d’orientation des votes, les suffrages dont il bénéficie lors des scrutins sont l’extériorisation par l’électeur ordinaire d’une angoisse existentielle et de nombreux ressentiments vis-à-vis du pouvoir en place, ressentiments exacerbés par les difficultés d’une quête quotidienne de l’existence. Ainsi perçus, ces votes cessent d’être des votes exprimés par les électeurs supposés militants de ce parti pour devenir ceux de mécontents sociaux qui sanctionnent plus le pouvoir en place qu’ils n’expriment leur adhésion au Sdf. La notion de fief nous est alors apparue davantage comme une représentation de l’esprit parce que n’ayant pas prise sur la réalité sociale et susceptible de changer la physionomie à tout moment. Par exemple, un départ de Paul Biya du pouvoir n’est pas très loin d’entraîner un repositionnement de l’aire qui, aujourd’hui, est érigée, par le seul fait des minorités privilégiées originaires de la province du Sud, en fief du Rdpc. Dans le cas où ce départ s’accompagnerait de l’accès au pouvoir d’un parti de l’opposition, les mêmes minorités enclencheraient un processus de transhumance politique en abandonnant le Rdpc pour “ adhérer ” au nouveau parti au pouvoir dans le souci de négocier leur entrée au sein du pouvoir. Si ce mouvement déclenché par les élites trouvait une réaction favorable auprès des nouveaux dirigeants, ses initiateurs travailleraient, de la même manière qu’ils le faisaient sous le règne du Rdpc, à imposer aux populations de leur région, la nouvelle entreprise politique dominante qui récupérerait dès lors le fief déclaré de l’ancien parti au pouvoir. De même, le maintien au pouvoir du Rdpc, s’il était accompagné d’une réelle prise en compte des doléances des populations du bas et d’une réduction des écarts sociaux de vie, amenuiserait suffisamment la présence de l’opposition dans de nombreuses localités du pays. Le deuxième moment du nouveau regard que nous avons porté sur l’analyse du comportement électoral au Cameroun a consisté à dépasser la perception moniste de l’acte de vote qui s’y est érigée en paradigme incontournable de saisie des habitudes électorales. Partant de la conviction que percevoir dans tout bulletin de vote introduit dans l’urne par un électeur camerounais un geste d’affirmation de sa seule appartenance socio-ethnique, linguistique ou régionale constitue une méprise, nous nous sommes attelé à démontrer, sur la base de la prospection d’autres paradigmes d’explication du vote, que ce bulletin est davantage l’expression d’une combinatoire de facteurs et motivations historiques, économiques, géographiques, psychologiques et sociales qui transcendent forcement l’identitaire primaire sous lequel la lecture du vote était jusque- là enfermée.

A votre avis, la transparence électorale au Cameroun passe-t-elle nécessairement par la création d’une commission électorale indépendante ?
En effet, l’organisation de scrutins plus transparents passe par la création d’une structure indépendante au sein de laquelle siégeraient des personnalités nanties d’un certain charisme et nourrissant des ambitions nobles pour le pays. Nous pensons en effet que la crédibilité des institutions qui existent au sein d’une société se mesure uniquement à travers la mentalité et la carrure des hommes qui y siègent. Elle peut aussi passer par l’auto-autonomisation de la structure existante. l’Observatoire national des élections n’a véritablement pas de prééminence sur le processus électoral. Mais la création d’une nouvelle structure ou l’affranchissement de celle existante doivent s’accompagner d’une refonte des mentalités des acteurs politiques nationaux de tous les bords dans un mouvement les arrimant à la civilité démocratique.

Comment jugez-vous le comportement électoral dans la société camerounaise 15 ans après l’avènement du multipartisme ?

Bien que la configuration de la société politique nationale ait changé avec l’avènement du pluralisme politique consacré par les lois de 1990, il n’est pas superflu de relever qu’en ce qui concerne la production des comportements électoraux, notamment par les strates sociales privilégiées, en période électorale, des ponts peuvent être établis entre la période du parti unique et celle du multipartisme. L’un des sites d’observation des ressemblances qu’affichent les comportements produits au cours des deux périodes est l’obstruction de la liberté de vote des électeurs ordinaires par les élites à travers les pressions que celles-ci exercent sur ceux-là pendant les scrutins. Les corrections et autres manipulations effectuées sur les résultats effectifs en vue de favoriser le parti au pouvoir sont quant à elles des initiatives de pérennisation voilée en situation de compétition de l’option électorale de l’ère du parti unique qui proclamait la victoire dudit parti avant le terme du scrutin.

© 2003 Nouvelle--Expression


Article écrit par Arise1Always le Jeudi 28 juillet 2005 à 07h52

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